Je n'avais plus repris ma Démocratie en Amérique depuis le 07 juin dernier. Il était grand temps que je m'y remette !!! Je viens donc de m'arrêter sur le paragraphe du chapitre 2 de la deuxième partie du tome I. Ce chapitre traite de l'omnipotence de la majorité et de ses effets...
En voici un extrait fort pertinent :
« Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu'en matière de gouvernement la majorité d'un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l'origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ?
Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette loi, c'est la justice.
La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple.
Une nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle et d'appliquer la justice qui est sa loi. Le jury, qui représente la société, doit-il avoir plus de puissance que la société elle-même dont il applique les lois ?
Quand donc je refuse d'obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander; j'en appelle seulement de la souveraineté du peuple, à la souveraineté du genre humain.
Il y a des gens qui n'ont pas craint de dire qu'un peuple, dans les objets qui n'intéressaient que lui-même, ne pouvait sortir entièrement des limites de la justice et de la raison, et qu'ainsi on ne devait pas craindre de donner tout pouvoir à la majorité qui le représente. Mais c'est là un langage d'esclave.
Qu'est-ce donc qu'une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts 1 ? Pour moi, je ne saurais le croire; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l'accorderai jamais à plusieurs.»
C'est tellement juste et bien dit que je vois pas quel commentaire ajouter...Je dois tout de même préciser que dans les crochets, Tocqueville a ajouté qu'il n'était pas pour autant favorable à un mélange des genres, et je le cite :
«Le gouvernement qu'on appelle mixte m'a toujours semblé une chimère. Il n'y a pas, à vrai dire, de gouvernement mixte (dans le sens qu'on donne à ce mot), parce que, dans chaque société, on finit par découvrir un principe d'action qui domine tous les autres.»
Ce n'est pas faux : en somme, si je comprends clairement ce qu'il entend par là, en cas de grande coalition, il y a forcément une ligne directrice qui l'emporte sur l'autre...Cette affirmation ne doit pas être ignorée, parce qu'elle bat en brèche l'idée des grandes coalitions, comme on a pu le voir récemment en Allemagne, par exemple. Or, c'était aussi une idée de François Bayrou lors des présidentielles. En même temps, Bayrou n'appelait pas forcément opposition et majorité à travailler ensemble, mais notait que les lignes de fracture aujourd'hui n'étaient plus les mêmes que par le passé, et même que certaines étaient factices. A cet égard, sa pratique n'est donc pas forcément en contradiction avec l'analyse de Tocqueville sur ce sujet.
En réalité, ce que Tocqueville veut dire, c'est qu'une coalition entre majorité et minorité n'est pas une garantie de respect de la justice et du droit. d'où l'affirmation suivante :
« Je pense donc qu'il faut toujours placer quelque part un pouvoir social supérieur à tous les autres, mais je crois la liberté en péril lorsque ce pouvoir ne trouve devant lui aucun obstacle qui puisse retenir sa marche et lui donner le temps de se modérer lui-même. »
Je fais même les miennes les interrogations de Tocqueville dans la suite du chapitre :
«Lorsqu'un homme ou un parti souffre d'une injustice aux États-Unis, à qui voulez-vous qu'il s'adresse ? À l'opinion publique ? c'est elle qui forme la majorité; au corps législatif ? il représente la majorité et lui obéit aveuglément; au pouvoir exécutif ? il est nommé par la majorité et lui sert d'instrument passif; à la force publique ? la force publique n'est autre chose que la majorité sous les armes; au jury ? le jury, c'est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts: les juges eux-mêmes, dans certains États, sont élus par la majorité. Quelque inique ou déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut donc vous y soumettre.»
C'est parce que je partage cette vue que je m'inquiète quand un parti me semble contrôler tous les leviers de l'Etat. Mais c'est encore bien plus pernicieux quand c'est un establishment dont le pouvoir ne prend pas le visage clair de victoires électorales, ou, non moins trompeur, un oligoôle de fait se partage le pouvoir en alternance, comme peuvent le faire le PS et l'UMP à tour de rôle.
«Supposez, au contraire, un corps législatif composé de telle manière qu'il représente la majorité, sans être nécessairement l'esclave de ses passions; un pouvoir exécutif qui ait une force qui lui soit propre, et une puissance judiciaire indépendante des deux autres pouvoirs; vous aurez encore un gouvernement démocratique, mais il n'y aura presque plus de chances pour la tyrannie».
Pauvre Tocqueville...s'il avait entendu les cris d'orfraie des Socialistes contre Lang lors de la révision constitutionnelle...ou encore les pressions sarkozystes contre les députés UMP tentés par la fronde...Rares sont les députés qui votent entièrement en leur âme et conscience.C'est, me semble-t-il, cette manière de fonctionner que Bayrou revendique, et la Nouvelle UDF puis le MoDem ont largement ouvert, par la pratique de la première et par l'inscription de la liberté de vote dans les statuts du second, la voie à une telle conception de la démocratie. Ailleurs, on en est très loin...